Publié le 11 mars 2024

La révolution des séries TV n’est pas une question de budget, mais l’invention d’une grammaire narrative propre, faisant du showrunner le véritable romancier de notre époque.

  • Les séries modernes exploitent « l’art du temps long » pour développer des personnages d’une complexité psychologique rarement atteinte au cinéma.
  • La figure de l’auteur s’est déplacée du réalisateur vers le showrunner, l’architecte de mondes narratifs complexes et cohérents.

Recommandation : Analysez votre série préférée non pas comme un long film, mais en déconstruisant ses arcs narratifs saisonniers et globaux pour en saisir toute la richesse.

Il y a une vingtaine d’années, la télévision était encore perçue comme le parent pauvre du cinéma, un divertissement de second ordre. Aujourd’hui, quiconque a passé une nuit blanche à enchaîner les épisodes de Breaking Bad, débattu de la fin de Game of Thrones ou disséqué les non-dits d’une séance dans En Thérapie le sait : quelque chose a changé. Les séries télévisées ont opéré une mue spectaculaire, s’imposant comme une forme d’art majeure, capable de rivaliser avec le cinéma et la littérature en termes d’ambition, de profondeur et d’impact culturel. Beaucoup attribuent cette transformation à l’explosion des budgets ou à l’arrivée des plateformes de streaming.

Ces éléments sont des catalyseurs, mais ils ne sont pas le cœur de la révolution. Dire que les séries sont devenues meilleures simplement parce qu’elles sont plus chères, c’est comme dire qu’un roman est grand parce qu’il a beaucoup de pages. La véritable clé de cette ascension ne se trouve pas dans les effets spéciaux ou les têtes d’affiche, mais dans la structure même du récit. Les séries ont inventé leur propre langage, une grammaire sérielle fondée sur l’art du temps long. Mais si la véritable clé n’était pas la durée en soi, mais la manière dont une nouvelle figure, le « showrunner-auteur », l’a utilisée pour construire des architectures narratives aussi complexes que celles d’un roman de Zola ou de Balzac ? Cet article propose de déconstruire les mécanismes de cette révolution, pour comprendre comment et pourquoi les séries sont devenues les grandes œuvres feuilletonnesques de notre temps.

Pour saisir l’ampleur de cette transformation, nous explorerons ses origines avec HBO, analyserons les outils critiques propres à cet art, et décortiquerons la complexité de ses personnages et de ses structures narratives, jusqu’à l’impact des géants du streaming comme Netflix.

L’étincelle HBO : comment une chaîne a transformé les séries en art

À la fin des années 90, la télévision américaine était un paysage créatif relativement balisé, dominé par des formats procéduraux (un épisode = une enquête) et des sitcoms calibrées pour plaire au plus grand nombre et surtout, aux annonceurs. C’est dans ce contexte que la chaîne câblée HBO, avec son slogan « It’s not TV. It’s HBO. », a allumé la mèche de la révolution. Libérée du carcan publicitaire grâce à son modèle par abonnement, HBO a offert aux créateurs une liberté jusqu’alors inédite. Le résultat fut une vague d’œuvres qui ont redéfini les possibles du petit écran, à commencer par Les Soprano (1999).

En suivant les états d’âme d’un mafieux en psychanalyse, la série a prouvé qu’un personnage principal pouvait être moralement ambigu, voire détestable, tout en suscitant l’empathie et la fascination du public sur la durée. Cette audace a ouvert la voie à une nouvelle ère, que le critique Brett Martin a baptisée le « Troisième Âge d’Or de la Télévision ». Comme il le souligne, cette période a été marquée par une prolifération de diffuseurs finançant des productions originales aux formes narratives osées, addictives et déstabilisantes. Des séries comme The Wire, Six Feet Under ou Deadwood ont suivi, chacune explorant avec une ambition littéraire des thématiques complexes, de la mort à la faillite des institutions américaines.

Cette « patte HBO » n’était pas seulement une question de sujets plus sombres ou de violence plus graphique. C’était avant tout une révolution de l’écriture. La chaîne a permis aux scénaristes de penser leurs histoires sur plusieurs saisons, de construire des arcs narratifs complexes et de prendre des risques formels. En donnant les pleins pouvoirs aux auteurs, HBO a jeté les bases d’un nouveau médium où la qualité de l’écriture primait sur tout le reste, transformant la série télé en véritable objet d’art.

Analyser une série, ce n’est pas analyser un film : les outils pour apprécier l’art du temps long

Pendant des décennies, la critique télévisuelle s’est contentée d’emprunter ses outils à la critique de cinéma. On parlait de mise en scène, de photographie, du jeu d’acteurs. Si ces éléments restent pertinents, ils sont insuffisants pour saisir la spécificité de la série moderne. Analyser une série comme on analyse un film, c’est comme juger un roman à la qualité de sa couverture. L’essence de la série ne réside pas dans l’impact d’une scène unique, mais dans la résonance des événements et des émotions sur des dizaines d’heures.

C’est ce que l’on peut appeler l’art du temps long. Un film est un sprint narratif de deux heures ; une série est un marathon. Elle dispose d’une ressource que le cinéma n’aura jamais en telle quantité : le temps. Ce temps permet de tisser des intrigues secondaires, de faire évoluer les relations entre les personnages de manière organique, de planter des graines narratives qui ne germeront que plusieurs saisons plus tard. La mémoire du spectateur devient un matériau dramatique à part entière. Une simple phrase ou un objet anodin dans la saison 1 peut acquérir une charge émotionnelle dévastatrice dans la saison 4. C’est cette accumulation, cette sédimentation de détails qui crée une profondeur et un attachement inégalés.

Composition abstraite montrant la temporalité narrative des séries avec spirales et couches superposées

Cette nouvelle grammaire narrative appelle donc une nouvelle critique. Comme le souligne le journaliste Nils C. Ahl, le véritable tournant critique est encore à venir. Il est nécessaire de forger des outils spécifiques pour apprécier cet art. Dans une interview pour France Culture, il constatait :

Le glissement critique, c’est la fin des années 80, puis en France les années 2000, […] mais je pense que la date est devant nous, car si on parle de critique, il faudrait parler d’une critique propre à la série télévisée, et celle-là est encore à inventer

– Nils C. Ahl, France Culture – Les séries télévisées

Analyser une série, c’est donc s’intéresser à son architecture narrative, à la façon dont les arcs s’emboîtent, à la gestion du rythme sur une saison entière, et à la lente et méticuleuse construction de ses personnages. C’est sur ce dernier point que la série a peut-être le plus creusé l’écart avec le cinéma.

Walter White contre Travis Bickle : les personnages de séries sont-ils plus complexes que ceux du cinéma ?

Comparer les personnages de séries et de cinéma peut sembler vain, tant les deux formats produisent des figures mémorables. Pourtant, la nature même du récit sériel permet d’atteindre un niveau de complexité psychologique différent. Prenons deux icônes : Travis Bickle de Taxi Driver et Walter White de Breaking Bad. Bickle est un personnage fascinant, une incarnation puissante de l’aliénation urbaine. Mais sur les deux heures du film de Scorsese, il est un archétype qui se consume. Son évolution est une descente aux enfers fulgurante, mais nous le quittons tel que nous l’avons trouvé : une énigme explosive.

Walter White, lui, est un processus. Sur cinq saisons, le spectateur assiste à sa métamorphose, non pas comme une révélation soudaine, mais comme une lente érosion morale. Chaque décision, chaque mensonge, chaque meurtre est une strate qui s’ajoute, transformant un professeur de chimie effacé en baron de la drogue tyrannique. Le format sériel permet de montrer les nuances, les contradictions, les moments de doute et les petites justifications qui rendent sa chute à la fois plausible et terrifiante. On ne se contente pas de constater sa monstruosité ; on la voit naître et grandir. C’est là toute la puissance de l’art du temps long : il ne montre pas un état, il documente une transformation.

Étude de Cas : La complexité de Guillaume Debailly (Malotru) dans « Le Bureau des Légendes »

L’espion français incarné par Mathieu Kassovitz est un exemple parfait de cette profondeur narrative. Sur cinq saisons, le personnage de « Malotru » est bien plus qu’un agent secret. Il est un homme déchiré entre ses identités, ses loyautés et ses amours. Son évolution, de la nostalgie de sa vie clandestine à Damas à sa trahison finale, est une exploration méticuleuse de la psychologie d’un homme qui a brouillé toutes les lignes. Grâce à une écriture ciselée sur la durée et un budget conséquent pour une production française (près de 20 millions d’euros pour la seule saison 4), la série offre un portrait d’une richesse psychologique que peu de films d’espionnage peuvent se permettre, contraints de privilégier l’action sur l’introspection.

Cette capacité à créer des personnages qui évoluent de manière si profonde et crédible est l’une des raisons majeures de l’attachement du public. Ces figures deviennent des compagnons de route sur plusieurs années. On ne les observe pas seulement, on vit avec eux, on grandit avec eux, et parfois, on est déçu par eux. Mais cette complexité a aussi un revers : comment conclure de manière satisfaisante un voyage aussi long ?

La saison de trop : pourquoi les meilleures séries ont souvent du mal à bien se terminer

C’est une crainte que tout sériephile connaît : la redoutable « saison de trop ». Ce moment où une série adorée perd son souffle, étire ses intrigues artificiellement et semble trahir ce qui faisait sa force. Des fins controversées de Lost ou Game of Thrones aux saisons décevantes de nombreuses autres séries, le phénomène est si courant qu’il semble presque inévitable. Si l’on pense souvent à une panne d’inspiration des scénaristes, les raisons sont en réalité souvent plus structurelles et économiques, particulièrement dans le système de production français.

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Contrairement à une idée reçue, une série n’est que rarement conçue avec un nombre de saisons défini à l’avance. Elle est une entreprise commerciale qui vit ou meurt en fonction de ses audiences et de sa rentabilité. Tant qu’une série est un succès populaire et critique, la tentation est grande pour la chaîne ou la plateforme de la prolonger, même si l’arc narratif principal imaginé par ses créateurs est arrivé à son terme. Les showrunners se retrouvent alors face à un dilemme : refuser de continuer et risquer de frustrer les fans et le diffuseur, ou accepter de tirer sur la corde, au péril de la cohérence artistique.

En France, ce phénomène est amplifié par des mécanismes de financement spécifiques. La décision de renouveler une série se prend souvent saison par saison, en fonction de multiples facteurs qui dépassent la seule qualité du scénario. Le succès à l’international, par exemple, peut devenir un puissant moteur de prolongation, comme ce fut le cas pour des séries comme Baron Noir.

Plan d’action : Les 4 facteurs de la prolongation artificielle des séries

  1. Le financement public : Analyser l’influence du système de financement saison par saison du CNC, qui peut inciter à fragmenter la production plutôt qu’à la penser comme un tout dès le départ.
  2. La pression des audiences : Évaluer comment des audiences, même moyennes mais stables (comme les 511 000 téléspectateurs de Baron Noir), peuvent justifier une prolongation pour des raisons commerciales plutôt que créatives.
  3. L’impact du streaming : Considérer comment la mise en ligne intégrale des saisons dès leur lancement impacte les audiences télévisuelles traditionnelles et complexifie les indicateurs de succès.
  4. Le mirage de l’export : Reconnaître que la pression pour continuer une série qui s’exporte bien (comme une nomination aux Emmy Awards) peut l’emporter sur la nécessité de conclure l’histoire de manière satisfaisante.

La fin d’une série est donc un art aussi difficile que son commencement, un équilibre précaire entre l’intégrité créative et les impératifs commerciaux. C’est souvent là que se révèle avec le plus d’acuité la place centrale de la figure qui orchestre cette balance : le showrunner.

Qui est le vrai « auteur » d’une série télé ? (Et la réponse n’est pas le réalisateur)

Au cinéma, la figure de l’auteur est solidement établie : c’est le réalisateur. De la « politique des auteurs » des Cahiers du Cinéma à aujourd’hui, on considère que le metteur en scène est le principal porteur de la vision artistique d’un film. Dans l’univers des séries, cette logique est inversée. Si les réalisateurs jouent un rôle crucial dans la définition du style visuel, notamment dans le pilote, ils changent souvent d’un épisode à l’autre. Le véritable capitaine du navire, l’architecte qui garantit la cohérence de l’ensemble sur plusieurs années, c’est le showrunner.

Terme américain sans véritable équivalent français (on parle parfois de « directeur de collection » ou « producteur délégué »), le showrunner est le plus souvent le créateur et scénariste principal de la série. Il ou elle a le contrôle créatif sur tous les aspects de la production : il supervise la « writer’s room » (la salle des scénaristes), valide les castings, donne le ton aux réalisateurs, et a le dernier mot sur le montage final. C’est la vision du showrunner qui assure l’homogénéité de la série, même avec des dizaines de collaborateurs différents. Des personnalités comme Vince Gilligan (Breaking Bad), David Simon (The Wire) ou, en France, Éric Rochant (Le Bureau des Légendes) sont les véritables « auteurs » de leurs œuvres.

La réussite d’une série repose en grande partie sur la capacité de ce showrunner à maintenir une vision claire et forte sur le long terme. C’est cette vision singulière qui permet à une série de développer une identité reconnaissable et de fidéliser son public. Le succès critique et commercial du Bureau des Légendes, qui est la série française la plus exportée, doit énormément à la vision cohérente et exigeante portée par Éric Rochant sur cinq saisons. Il n’a pas seulement créé une série d’espionnage ; il a bâti un univers avec ses propres règles, son propre langage et sa propre psychologie, à la manière d’un romancier créant son monde.

Les poupées russes de la narration : comment les différents arcs d’une série s’emboîtent

Si le roman nous a habitués à une intrigue principale autour de laquelle gravitent des sous-intrigues, la série moderne a poussé cette logique à un niveau de complexité bien supérieur. La structure narrative d’une grande série ressemble à un système de poupées russes, où plusieurs niveaux d’arcs narratifs s’emboîtent et se répondent mutuellement. Comprendre cette architecture est la clé pour apprécier la richesse de l’écriture sérielle.

On peut distinguer principalement quatre niveaux d’arcs :

  • L’arc épisodique (A-plot de l’épisode) : C’est l’intrigue qui commence et se résout à l’intérieur d’un seul épisode. Dans une série policière, c’est l’enquête du jour. Il fournit une gratification immédiate au spectateur.
  • Les arcs secondaires (B-plot, C-plot) : Ce sont des intrigues plus courtes qui se développent sur quelques épisodes et concernent souvent les relations entre les personnages ou des problématiques personnelles.
  • L’arc saisonnier : C’est l’intrigue principale d’une saison entière. L’antagoniste à vaincre, le grand mystère à résoudre. Il culmine souvent dans le « season finale » et crée le suspense pour la suite.
  • L’arc de série : C’est le fil rouge qui traverse toute la série, du premier au dernier épisode. C’est la transformation globale d’un personnage (Walter White), la quête d’une famille (Game of Thrones) ou l’exploration d’un thème (la société américaine dans The Wire).
Macro photographie de matriochkas ouvertes révélant des couches narratives

La magie d’une série bien écrite réside dans sa capacité à faire progresser ces quatre niveaux simultanément, en s’assurant que les petits arcs épisodiques nourrissent et éclairent les grands arcs saisonniers et globaux. Cette structure complexe permet de varier les rythmes, de gérer le suspense (le fameux « cliffhanger » à la fin d’un épisode) et de donner une sensation de densité et de réalisme au monde dépeint. Des séries politiques françaises comme Baron Noir et Le Bureau des Légendes, bien que différentes dans leur ton, maîtrisent parfaitement cet emboîtement d’arcs pour maintenir le spectateur en haleine.

Le tableau suivant met en lumière comment ces deux séries françaises de premier plan, malgré des thèmes et des budgets différents, utilisent une architecture narrative similaire pour construire leur récit sur le long terme.

Comparaison des structures narratives : Baron Noir vs Bureau des Légendes
Critère Baron Noir Le Bureau des Légendes
Arc principal Trajectoire de Philippe Rickwaert Trajectoire de Malotru
Arcs saisonniers Élections et affaires judiciaires Missions d’agents clandestins
Audience moyenne 511.000 téléspectateurs 520.000 abonnés Canal+
Budget moyen/saison Non communiqué 20 millions d’euros (S4)

L’ascension de l’anti-héros : pourquoi on préfère les personnages faillibles aux héros parfaits

L’un des marqueurs les plus forts de l’âge d’or des séries est sans conteste la mise au premier plan de l’anti-héros. De Tony Soprano à Don Draper, en passant par Frank Underwood et son équivalent français Philippe Rickwaert dans Baron Noir, ces personnages moralement ambigus, voire franchement détestables, sont devenus les figures de proue de la fiction télévisuelle. Pourquoi cette fascination pour des figures imparfaites, manipulatrices ou criminelles ? La réponse tient peut-être à leur humanité paradoxale.

Le héros traditionnel, courageux, juste et infaillible, appartient à une vision du monde manichéenne que le public moderne trouve de moins en moins crédible. L’anti-héros, au contraire, est pétri de contradictions. Il peut être un père de famille aimant et un tueur sans pitié, un politicien véreux et un ami loyal. Cette complexité le rend plus proche de nous. Il ne représente pas un idéal à atteindre, mais un miroir déformant de nos propres dilemmes moraux, de nos petites lâchetés et de nos désirs inavoués. Comme le résume une critique de L’Éclaireur Fnac à propos du personnage principal de Baron Noir, « Philippe Rickwaert, c’est un peu notre Frank Underwood à nous« , soulignant cette capacité des séries françaises à s’approprier cette figure moderne.

Le format sériel est le terrain de jeu idéal pour l’anti-héros. Sur des dizaines d’heures, les scénaristes ont le temps d’explorer ses failles, de justifier (sans forcément excuser) ses actions et de nous faire basculer constamment entre l’empathie et la répulsion. On ne nous demande pas de l’admirer, mais de le comprendre. Cet attrait pour des récits plus complexes et moralement nuancés est un phénomène de fond, qui touche une large partie de la population. En France, par exemple, plus de 76% des Français regardent régulièrement des séries, preuve que ce média est devenu central dans les pratiques culturelles. Cette popularité massive a été amplifiée et façonnée par l’arrivée d’un acteur qui a changé les règles du jeu pour tout le monde : Netflix.

Points clés à retenir

  • La révolution des séries est avant tout narrative : c’est l’invention d’une « grammaire sérielle » basée sur le temps long qui a permis l’émergence d’une nouvelle forme d’art.
  • Le showrunner est le nouvel auteur du XXIe siècle, l’architecte qui garantit la cohérence et la vision d’une œuvre sur plusieurs années, détrônant le réalisateur comme figure centrale.
  • La complexité psychologique des personnages, notamment des anti-héros, est la clé de voûte de cet âge d’or, offrant des figures plus nuancées et humaines que les archétypes cinématographiques.

Comment Netflix a changé notre rapport aux séries (et à notre temps libre)

Si HBO a été l’étincelle créative, Netflix a été l’accélérateur industriel qui a propulsé les séries au centre de la culture populaire mondiale. En lançant des saisons entières d’un seul coup, la plateforme a popularisé le « binge-watching » et a radicalement transformé notre rapport au temps et à la narration. Finie l’attente hebdomadaire, le spectateur est devenu maître de son propre rythme de consommation. Cette pratique a renforcé l’immersion et l’addiction, transformant le visionnage d’une série en une expérience intense et concentrée, proche de la lecture boulimique d’un roman captivant.

Cependant, le modèle Netflix, basé sur une production de contenu massive pour saturer le marché, a aussi ses limites. La quête de l’algorithme parfait pour plaire au plus grand nombre a parfois conduit à une certaine uniformisation des contenus. L’échec critique de Marseille, première grande production Netflix en France, a montré les limites d’une approche « globale » qui peinait à saisir les spécificités culturelles locales. Paradoxalement, alors que Netflix dominait, d’autres acteurs ont prouvé qu’il existait une place pour des propositions différentes. Le succès phénoménal de la série En Thérapie, adaptation d’une série israélienne par le duo Toledano-Nakache, en est la preuve : avec plus de 23 millions de vues sur le site d’Arte, elle a démontré qu’un format intimiste et exigeant pouvait rencontrer un immense public en dehors des géants du streaming.

Aujourd’hui, l’hégémonie de Netflix est contestée. L’écosystème s’est enrichi et fragmenté avec l’arrivée de concurrents puissants comme Disney+ et Amazon Prime Video, mais surtout avec le retour en force de HBO via sa plateforme Max, lancée en France en juin 2024. Proposant un catalogue de séries acclamées (Succession, The Last of Us) et investissant dans des créations françaises ambitieuses, ces nouveaux acteurs poussent l’ensemble du marché vers le haut. Le top 3 des séries les plus regardées en France début 2024 (House of the Dragon sur Max, Shōgun sur Disney+, Fallout sur Prime) montre bien que la domination de Netflix n’est plus absolue. Cette compétition féroce est une aubaine pour les spectateurs, car elle oblige chaque plateforme à se battre non plus seulement sur la quantité, mais sur la qualité et l’originalité de ses œuvres. L’âge d’or des séries, loin de s’essouffler, ne fait peut-être que commencer.

L’ascension des séries télévisées est donc bien plus qu’un simple phénomène de mode. C’est l’aboutissement d’une révolution artistique qui a su créer son propre langage et ses propres maîtres. En nous offrant des mondes complexes et des personnages inoubliables, les séries sont devenues le grand roman-feuilleton de notre époque, le miroir où se reflètent nos angoisses, nos espoirs et nos contradictions. Pour apprécier pleinement ces œuvres, il est temps de les regarder pour ce qu’elles sont : non pas de longs films, mais une forme d’art à part entière.

Rédigé par Camille Petit, Camille Petit est une critique spécialisée dans les séries télévisées et une observatrice des nouvelles pratiques culturelles liées au streaming. Elle analyse depuis 8 ans l'âge d'or des séries pour plusieurs médias en ligne.